Échanger des biens et des services entre particuliers… Le premier moteur de la consommation collaborative est d’ordre économique, « pour combler l’écart entre le pouvoir d’achat et le vouloir d’achat », indique Guénaëlle Gault, Directrice générale de L’ObSoCo (Observatoire Société et Consommation). Mais cette consommation alternative répond aussi à une demande sociétale, pour créer plus de liens, faire grandir l’individu et s’émanciper d’un modèle dominant.
Notez-vous une accélération des échanges entre particuliers ?
Guénaëlle Gault : Cela ne fait aucun doute. Nous allons relancer notre Observatoire des consommations émergentes pour cartographier précisément le phénomène et son évolution. Mais on le voit bien par exemple sur le marché de la seconde main. Plus de la moitié des consommateurs français achètent désormais des produits d’occasion et cela ne cesse d’augmenter. Ce qui progresse, c’est à la fois le nombre d’acheteurs et de vendeurs, le volume de produits échangés, ainsi que leur diversité. Avec 6,6 millions de visiteurs chaque jour, Leboncoin est désormais le deuxième site e-commerce le plus visité en France, derrière Amazon, selon une récente étude de la Fevad. Et Vinted n’est pas loin derrière.
La consommation collaborative s’ancre profondément dans les pratiques des Français, mais une partie de cette consommation est sous le radar. Les brocantes et les vide-greniers par exemple. Il y a aussi une forte dynamique de l’autoproduction alimentaire. Les gens s’échangent les légumes qu’ils cultivent, sans que cela soit forcément monétaire.
La progression de la consommation collaborative est-elle une réponse à la hausse des prix ?
Précisons qu’elle s’inscrit dans un phénomène plus large de consommation émergente, ou de consommation alternative, qui vise à s’écarter du modèle dominant de consommation et de production de masse. De nouveaux modèles émergent, autour de trois grandes directions. Il y a d’abord l’économie de la fonctionnalité, autrement dit quand le produit se transforme en service : c’est la location de voitures, de vêtements, de matériel de bricolage… L’exemple type est celui de Decathlon qui se met progressivement à louer les équipements sportifs plutôt que de les vendre.
Se développe ensuite l’économie circulaire, qui apporte des alternatives à l’achat de produits neufs. Et enfin, l’économie du partage, qui s’inscrit aussi dans un changement de mode de vie : on partage des espaces, des produits, etc. C’est ici que l’on trouve essentiellement la consommation collaborative.
Plusieurs facteurs favorisent l’adoption de ces modes de consommation. La première motivation des consommateurs est d’ordre économique. Ils cherchent une réponse à l’écart entre un pouvoir d’achat qui stagne, voire qui diminue, et un vouloir d’achat qui continue à être très stimulé. C’est un phénomène que nous avons déjà observé lors de la crise de 2008 : pour maintenir leur mode de vie, les consommateurs inventent de nouvelles façons de consommer. Les consommations alternatives leur permettent de dépenser moins, ou d’en avoir plus pour le même prix.
Quels sont les autres facteurs qui portent la consommation collaborative ?
Un moteur très puissant est l’épuisement des valeurs de l’hyperconsommation. Dans une de nos dernières études, 79 % des Français sont d’accord avec la proposition suivante : « Il est important de pouvoir s’affranchir de la dépendance à l’égard de l’économie en produisant soi-même, en échangeant entre particuliers ». C’est en lien avec la question de la transition environnementale et à une aspiration pour d’autres modes de vie. Chez les consommateurs les plus aisés, une fois qu’ils ont accumulé beaucoup de biens, il y a un passage de la société de consommation à la satiété de consommation. Consommer plus ne rend pas plus heureux, et peut même produire des effets délétères. Les deux tiers des Français nous disent aujourd’hui vouloir consommer autrement, moins ou autant, mais mieux. Cette transition environnementale est facilitée par la transition numérique, les plateformes digitales apportant le moyen de trouver facilement d’autres modes de consommation.
La consommation collaborative permet aussi de créer du lien entre les consommateurs…
Ces pratiques réunissent en effet tout le monde. Alors que les marchés se fragmentent de plus en plus, la consommation collaborative rassemble des consommateurs aux motivations très différentes. On le voit très bien ici aussi sur le marché de la seconde main. Certains y viennent pour consommer plus avec le même budget, d’autres parce qu’il s’agit de leur seule solution pour se procurer des biens, d’autres encore par conviction écologique. Cela peut même devenir un nouveau mode de vie, des consommateurs allant jusqu’à arrêter d’acheter du neuf. La consommation collaborative va réunir l’ensemble de ces profils. Et en cela, elle est un phénomène très puissant.
Il faut aussi souligner la poursuite d’un mouvement de long terme : l’individualisation. Ce n’est pas l’individualisme. C’est la montée en puissance de la figure de l’individu, de son autonomie croissante, de son émancipation vis-à-vis de certaines normes, et d’un rejet de la standardisation, très associée au modèle de consommation qui reste dominant mais qui s’épuise. On peut l’observer dans l’hôtellerie, qui était encore très standardisée il y a quelques années. On pouvait se réveiller dans la même chambre d’hôtel où que l’on soit dans le monde. Airbnb a percuté ce marché en apportant de l’authenticité.
Ce rejet de la standardisation peut demander plus d’efforts au consommateur. Les produits et les services proposés par les particuliers ne sont pas aussi calibrés que ceux vendus par les entreprises.
La consommation collaborative est une consommation qui va « encapaciter » le consommateur, c’est-à-dire qu’elle va le faire monter en compétence. Et souvent il aime cela : faire ses prix, négocier, mettre en valeur les objets qu’il vend… Il apprend, il devient un marketeur… Il devient vraiment partie prenante de sa consommation. C’est très valorisant. Et cela change le rapport avec les marques et les distributeurs : l’individu n’est plus seulement un client passif, il va aussi être un concurrent, ou parfois un partenaire.
Les entreprises doivent-elles s’inquiéter de cette nouvelle concurrence ?
La relation avec les consommateurs devient plus complexe. Mais il faut aussi souligner que la consommation collaborative a été dès l’origine en partie colonisée par des acteurs économiques qui se sont fait intermédiaires et tiers de confiance. Des applications dédiées ont permis l’essor de cette pratique, mais au prix de frais, de commissions et de marges commerciales. Et parfois en déjouant les régulations existantes. Aujourd’hui, les acteurs les plus en pointe s’adaptent et proposent des offres allant dans le sens de la consommation collaborative. Même la grande distribution déploie des rayons de seconde main. La vente de produits neufs n’est plus le seul objectif. Leroy Merlin loue des perceuses à des consommateurs qui n’ont pas besoin d’acheter une perceuse mais qui ont juste besoin d’un trou dans un mur.